Jean-Pierre Lantin a fait une cure d’oreille électronique et testé ses capacitè d’écoute. Voyage dans un labyrinthe fabuleux

Article paru dans ACTUEL mars 1990

 

1) Entrons dans l’oreille par le pavillon

Entrons dans l’oreille par le pavillon, ce beignet entortillé, devenu chez l’homme un bout de cartilage sans grande importance. Un pavillon d’oreille sert, chez les mammifères, à orienter et concentrer le son en direction du tympan, mais nos lobes aplatis sont un vestige de l’évolution. Consolons-nous : les oiseaux ou les dauphins n’ont aucun lobe externe, juste un petit trou dans le crâne. Pourtant, ils entendent mieux que nous.

Avançons de quelques centimètres dans le conduit auditif, jusqu’au tympan. L’essentiel de l’oreille commence ici. Et l’anatomie se complique méchamment. Imaginez une petite membrane tendue, un genre de peau de tambour d’un centimètre carré, qui résonne. Et là le mystère commence le tympan vibre, certes, mais ses battements sont infimes.

2) Pour les sons les plus aigus

Pour les sons les plus aigus, il bouge sur moins d’un angström, le dixième du diamètre d’une molécule d’hydrogène : une énergie tout à fait insuffisante pour transmettre un message au cerveau. Il va falloir amplifier le son. C’est le rôle des mécanismes raffinés qui sui-vent, l’oreille moyenne et l’oreille interne, des relais, fantastiquement miniaturisés et précis Ils ressemblent à une grappe de bidules gluants, entre Salvador Dali, Jérôme Bosch et Alien. Un enchevêtrement gordien d’osselets, de muscles, de membranes, de vésicules, de tubes, de canaux, de cavités…

3) Sous la Renaissance italienne

On a découvert ce capharnaum sous la Renaissance italienne, au XVIe siècle, grâce aux grands dissecteurs, Vésale, Ingrassia, Eustachio, Fallopio. Quatre siècles plus tard, on n’a pas encore tout compris… Voici d’abord le rocher, qui encastre le tout : une sculpture osseuse, une excroissance de l’os temporal, dense comme l’ivoire, le bloc le plus dur de tout le squelette humain. Il fallait ça pour protéger les mécaniques de précision.

4) La première, l’oreille moyenne, occupe

La première, l’oreille moyenne, occupe le volume d’un morceau de sucre : un en-grenage de trois osselets, sur une distance d’un centimètre : le marteau, l’enclume et l’étrier (celui-là mesure à peine la taille d’un grain de riz). Le son se propage de l’un à l’autre, il passe aussi sur les côtés par « conduction osseuse », et il percute une autre membrane, la « fenêtre ovale », un mini-tympan, d’un millimètre carré. Durant ce court voyage, l’énergie du son a été concentrée et multipliée par cent quatre-vingt. Mais l’oreille moyenne sert aussi à se défendre contre le son. Elle protège les organes les plus délicats retranchés derrière la fenêtre ovale. En cas de tintamarre, des muscles raidissent le tympan et dévient les trois osselets.

5) Le sanctuaire de l’oreille

Nous passons ensuite dans le sanctuaire de l’oreille : le labyrinthe, l’oreille interne. Deux vésicules, trois tuyaux recourbés comme des anses et un tortillon enroulé comme un escargot. L’ensemble grand comme l’extrémité du petit doigt. A partir de là, tout baigne dans le liquide. L’oreille interne a préservé, au fond de notre crâne, un vestige aquatique, un microcosme de l’océan primitif. L’audition est née dans l’eau, avec toutes les créatures vivantes. Or, l’eau est meilleure conductrice du son que l’air. Quatre fois plus rapide et beaucoup plus vibrante.

Dans ce labyrinthe, deux organes, chacun branché directement sur le cerveau, accomplissent deux fonctions différentes.’ Le premier, le plus ancien dans l’évolution s’appelle le vestibule, il est formé de deux sacs et de trois tubes recourbés en anse. C’est l’organe de l’équilibre, qui renseigne le cerveau sur la position du corps et des membres dans l’espace. Comment ? Grâce au jeu de nos vibrations internes qui viennent secouer dans ses tuyaux des milliers de minuscules cailloux de calcium en suspension sur une couche de gelée. Quand ce système lâche, le vertige vous prend, personne ne tient plus debout.

Le deuxième organe de l’oreille interne, la clé de voûte de l’audition, s’appelle la cochlée et possède une structure en colimaçon. Son fonctionnement fut longtemps un mystère. Jusqu’à Georg von Békésy, en1948. Cet ingénieur des téléphones de Budapest, ce génial constructeur de maquettes d’oreilles, de modèles en métal et en caoutchouc, de micro-outils chirurgicaux et de procédés micro-photographiques pour vi-sualiser le trajet du son dans des cochlées disséquées, a obtenu le prix Nobel en 1961. L’oreille le fascinait. Voici ce qu’il découvrit : le mini-tympan de la fenêtre ovale bat contre les liquides internes et crée des vagues.

Les vagues se propagent sur toute la longueur de la cochlée, font trois tours et demi dans le tortillon, et se dissipent sur une membrane en contact avec l’air. Au cours de ce circuit, chaque vague atteint un pic d’ondulation, sur un endroit précis de la cochlée. L’impact a lieu sur une membrane enroulée à l’intérieur de la cochlée, fine et tendue à l’entrée, épaisse et molle au fond de la coquille. Les fréquences aiguës tapent sur la partie tendue et les graves sur la partie molle, le reste entre les deux.Ainsi s’opère, mécaniquement et géométriquement, le tri entre les sons.

A ce stade, il reste un dernier gouffre à franchir, entre l’énergie mécanique du son et l’énergie électrique de l’influx nerveux dans le cerveau. C’est l’œuvre des vingt-cinq mille cellules de Corti, saupoudrées sur toute la surface gélatineuse de la membrane. Chacune est à la fois un capteur et une centrale électrique. La centrale électrique, comme dans n’importe quelle cellule, est une mitochondrie. Mais le capteur est un appendice unique en son genre. Avec lui, on touche à la préhistoire absolue de l’oreille. Le tout premier organe sensoriel, la première ébauche de la conscience chez un être vivant. Ce capteur ancestral, c’est le poil. Oui, le poil. Les biologistes disent plutôt le cil et parlent de cellule ciliées, mais en anglais on dit hair-cells: cellules poilues. Le cil remonte à un des plus anciens êtres vivants sur terre : le flagellé, une unique cellule, pourvu d’un unique poil, qui lui permet de se propulser dans l’eau et de réagir aux vibrations qui l’entourent.

Cet ancêtre donna naissance à des cellules auditives poilues, avec, dans chaque cellule, des poils par dizaines, par centaines. Autour d’eux, des organes se mettent bien-tôt en place l’un après l’autre. Le caillou calcaire qui flotte dans une vésicule -l’oreille primitive – sera une invention des méduses microscopiques. Puis voici les premiers canaux du vestibule chez les ostracodermes, les premiers animaux pourvus d’un squelette, il y a trois cents millions d’années. L’audition fine démarre avec les premiers animaux terrestres. Le tympan et les osselets apparaissent chez les batraciens, et les premières cochlées chez les sauriens et les oiseaux. Tous ont une oreille liquide au fond du crâne – sauf les insectes, qui possèdent juste un tympan, une pastille collée sur le thorax, à la base des ailes ou sur les pattes. Simple, mais efficace : beaucoup d’insectes perçoivent des ultra-sons. Et voici les oreilles les plus perfectionnées de la création : celles de la chauve-souris et celles du dauphin. Tous deux pratiquent l’écho-location. En lançant des cris ou des clics suraigus et en analysant l’écho renvoyé, ils se font une image mentale du monde plus précise que la vue. La performance exige une hyper-sensibilité aux aigus. Les mesures en hertz (un hertz équivaut à une vibration par seconde) : de 100 à 20000 hertz pour l’audition humaine, et au-delà, les ultra-sons, jusqu’à 120000 hertz pour la chauve-souris et 170 000 hertz pour le dauphin… Tout cela grâce aux cellules poilues !

Or, le poil n’a pas révélé tous ses mystères. Une révolution eut lieu dans les années quatre-vingt. Depuis, le poil défie la science. Après les travaux de von Békésy, il restait un doute. Les calculs des physiciens sur la transmission des vibrations ne donnaient toujours pas une amplification suffisante pour atteindre le cerveau. La solution vient à partir de 1978. Des chercheurs anglais et suédois proposent une nouvelle théorie du poil. Après des années d’incrédulité massive chez les confrères, ils ont connu, il y a trois mois, la consécration finale : un article dans Nature, la bible mensuelle des biologistes. Leur trouvaille : il existe deux couches de cellules ciliées, et deux fonctions distinctes pour le poil. Sur la couche interne, les cils servent bien de capteurs sensoriels, mais sur la couche ex-terne la machinerie est musculaire. Une cel-lule sensorielle enregistre passivement les vibrations grâce au déplacement du poil. Une cellule musculaire actionne elle-même le poil, elle le contracte, elle crée de l’énergie.

6) Après les travaux de von Békésy

Après les travaux de von Békésy, il restait un doute. Les calculs des physiciens sur la transmission des vibrations ne donnaient toujours pas une amplification suffisante pour atteindre le cerveau. La solution vient à partir de 1978. Des chercheurs anglais et suédois proposent une nouvelle théorie du poil. Après des années d’incrédulité massive chez les confrères, ils ont connu, il y a trois mois, la consécration finale : un article dans Nature, la bible mensuelle des biologistes. Leur trouvaille : il existe deux couches de cellules ciliées, et deux fonctions distinctes pour le poil. Sur la couche interne, les cils servent bien de capteurs sensoriels, mais sur la couche ex-terne la machinerie est musculaire. Une cel-lule sensorielle enregistre passivement les vibrations grâce au déplacement du poil. Une cellule musculaire actionne elle-même le poil, elle le contracte, elle crée de l’énergie.

On a enfin trouvé l’amplificateur man-quant. Mais une énigme demeure : comment le son se transmet à l’échelle atomique et sub-atomique ? Prenez les intensités infimes et les sons très aigus. D’après les calculs, les poils devraient être bombardés, au même niveau sonore, par les bruits parasites venus de leur propre machinerie cellulaire. Or il n’en est rien, seuls les bruits venus de l’extérieur sont pris en compte. Réponse probable : des phénomènes d’« ordre par fluctuation » interviendraient, une biochimie « loin de l’équilibre » (chère à Prigogine) qu’on commence à peine à pouvoir analyser, à l’aide des équations de la physique quantique et des mathématiques du chaos. De son côté, la science du cerveau apporte, elle aussi, des éléments nouveaux. Dans le cerveau, il n’y a plus de son en tant que tel, mais un code d’impulsions électriques qui suit un chemin compliqué, à travers cinq ou six centres relais, sur les-quels il reste beaucoup à découvrir. On a déchiffré le code électrique et un neurologue français, Patrick Macleod, a pu créer les premières prothèses auditives directement raccordées sur le cerveau.

7) A chaque relais, le message sonore subit un tri

A chaque relais, le message sonore subit un tri, une élimination progressive d’informations jugées inutiles. Une partie des sons est perçue sans mobiliser l’attention, comme un « bruit de fond ». Une autre partie, étudiée ces dernières années par une équipe canadienne, n’atteint même pas la conscience : des sons minuscules, impossibles à entendre, subliminaux. Pourtant, un morceau du cerveau les perçoit, même quand on les mélange à de la musique audible ! On l’a prouvé quand des patients sous hypnose ont pu reprononcer des phrases qu’on leur avait chuchotées en « son subliminal ». Cette tech-nique sert aujourd’hui aux cassettes de relaxation et les chercheurs espèrent lui trouver des applications en psychothérapie. Notre oreille possède donc une sensibilité vertigineuse. C’est un engin phénoménal et doué, pourquoi pas, de pouvoirs encore impensables… C’est ici qu’intervient Alfred Tomatis, le chercheur monomaniaque de l’oreille. Un Français. Le bonhomme vient d’avoir soixante-dix ans. Depuis les années 50, il accumule les trouvailles. Certains chercheurs le considèrent comme un iconoclaste, sinon un charlatan. Mais des milliers de musiciens et de chanteurs ainsi que des sourds, des bègues, des enfants handicapés ou des dépressifs ont utilisé ses appareils de rééducation de l’oreille Il m’a fallu trois bons mois pour me faire une opinion. J’ai même confié mes oreilles, moi aussi, à ses drôles d’écouteurs. Et voici toute l’histoire. Entre 1945 et 1950, Alfred Tomatis, jeune médecin ORL (oto-rhino-laryngologiste) soigne les ouvriers des Arsenaux de l’Aéronautique, des gens qui travaillent au milieu d’un boucan épouvantable. Il installe à ses frais un laboratoire dans une cave à charbon, et me-sure les courbes d’audition, c’est-à-dire la sensibilité aux différentes fréquences sonores, des plus graves aux plus aiguës. Les premières surprises déboulent.

8) D’abord, l’« audiogramme

D’abord, l’« audiogramme » d’un même ouvrier peut changer selon son état d’esprit – s’il craint d’être licencié ou s’il espère une pension. Et sans falsifier consciemment: l’oreille ajuste et bricole sans qu’on ne lui ait rien demandé. Deuxième surprise, les ouvriers développent des surdités sélectives aux sons qui les agressent le plus, mais dès qu’ils sont à la retraite, certains retrouvent spontanément une audition normale. Conclusion: l’oreille intervient activement dans la perception sélective des sons, par des mécanismes encore inconnus. A force de collecter des audiogrammes, Tomatis repère aussi des similitudes bizarres : des maladies, des types physiques ou des traits de caractère se traduisent sur la courbe d’audition, sous forme de surdité ou d’hypersensibilité à certaines fréquences.

9) Des chanteurs d’opéra

La deuxième série d’expériences a lieu avec des chanteurs d’opéra – des collègues du père de Tomatis, artiste lyrique réputé. Et là encore, il observe l’imprévu. Les chanteurs fatigués croient avoir un problème au larynx, mais les médicaments ne font aucun effet, et Tomatis s’étonne de n’observer aucune corrélation entre la forme ou la taille du larynx et la tessiture vocale – basse, baryton ou ténor. A tout hasard, Tomatis leur fait passer les tests audiométriques mis au point pour les ouvriers. La courbe auditive, elle, s’avère bien spécifique pour chaque type de voix. Et il y découvre des trous, ou « scotomes » : leur oreille, abîmée par le volume sonore qu’elle subit soir après soir, perçoit mal certaines fréquences aiguës, correspondant aux harmoniques des notes qu’ils n’arrivent plus à chanter juste. Et Tomatis lance sa première maxime à l’emporte-pièce : « On chante avec son oreille ». Comment aller plus loin ? Dans un casque ou un haut-parleur, on peut supprimer ou renforcer des fréquences, grâce aux filtres. Tomatis coiffe ses patients d’un casque et, les fait chanter pendant qu’il tra-fique les filtres. Ses hypothèses se confirment. Tout change : le timbre de la voix, le sens du rythme, la justesse, la maîtrise technique…

Il s’amuse même à reconstituer, d’après l’analyse de la voix sur les disques, la courbe d’audition de Caruso, le chanteur légendaire entre tous. Et quand il installe dans le casque une « écoute carusienne » (Caruso, à la suite d’une opération, était pratiquement sourd de l’oreille gauche et entendait très peu les basses), ses patients, chanteurs ou pas, se mettent à vocaliser avec le même timbre que Caruso – en plus, ça les rend euphoriques. Les effets portent surtout sur l’oreille droite. Lorsqu’on supprime dans le casque l’audition à droite, un chanteur perd tous ses moyens. Conclusion : il existe une « oreille directrice » qui contrôle la voix, pour le chant comme pour le langage parlé, et c’est la droite. La raison : chaque oreille communique directement avec l’hémisphère opposé du cerveau, et l’oreille droite renvoie au cerveau gauche, celui du langage.

10) Un jour, Zino Francescatti

Un jour, Zino Francescatti, le grand violoniste, déclare avoir mal aux bras ou aux doigts sous certains filtrages, et Tomatis file dans une nouvelle direction : dès qu’on modifie l’audition, la voix change, mais aussi la posture, le contrôle des mouvements, l’humeur. Tout le corps réagit, et la tête aussi. Evidemment, l’effet ne fonctionne que sous le casque. Mais si on arrivait à le rendre durable ? Tomatis imagine un système de « bascule » entre les filtres qui fait passer instantanément de l’écoute normale à l’écoute souhaitée, et vice-versa, régulièrement, pendant des heures… Et ça marche. La courbe auditive se transforme, l’oreille apprend à percevoir certaines fréquences ou à « viser les sons » à droite. On peut soigner des surdités, des problèmes vocaux, et peut-être d’autres choses. Tomatis fait breveter le système en 1954 sous le nom d’Oreille électronique. Au début des années 50, Tomatis défriche un nouveau domaine qui va assurer jusqu’à aujourd’hui une grande partie des activités de ses centres : le langage. Si vous avez du mal à comprendre ou à prononcer l’anglais, c’est que votre oreille française n’arrive pas à percevoir certaines fréquences aiguës très courantes en anglais. Certaines langues sont plus riches que d’autre en fréquences extrêmes – le russe par exemple. D’où la facilité déconcertante des Russes pour apprendre les langues. Et les difficultés des Français! Car notre langue, hélas, réside dans une bande de fréquences étroite, vers le bas du spectre sonore.

11) L’Oreille électronique

L’Oreille électronique arrive à reconditionner l’audition, elle rend l’apprentissage plus rapide. La méthode est appliquée aujourd’hui non seulement dans les centres Tomatis, mais dans les laboratoires de langues un peu partout dans le monde. Les premières expériences sur des lycéens donnent des résultats curieux : les élèves s’améliorent aussi dans d’autres matières, leur mémoire et leur attention sont en progrès, surtout chez les « dyslexiques », ces cancres pas cons qui ont du mal à se concentrer en classe et n’arrivent pas à digérer la syntaxe et l’orthographe. Bientôt, Tomatis leur propose de nouveaux programmes de sons filtrés.

12) Les dyslexiques

Les dyslexiques, selon lui, souffrent de blocages auditifs. Leur oreille s’est fermée, pour des raisons psychologiques qui remontent à la petite enfance, à des fréquences qui véhiculent le langage et ils n’ont pas acquis la « latéralité », l’écoute directrice par l’oreille droite. Là encore, l’Oreille électronique peut redresser la situation.

Décidément, Tomatis tient une piste qui l’emmène très loin du point de départ. Et il n’est pas au bout de ses surprises. Les idées se bousculent au portillon, il expérimente sans arrêt. C’est un bosseur fou, il ne pense qu’à ça, il y passe sa vie, au milieu de tout son barda électronique, et comme tout ça coûte horriblement cher et qu’il s’est endetté jusqu’à la moelle, il joue du bistouri dans tout Paris, sur les amygdales des marmots ou l’oreille interne des sourds.

A l’époque, en 1955, il pèse cent vingt kilos, il a de l’eczéma et de l’asthme, et pour couronner le tout, il fait trois infarctus ! Persuadé qu’il ne lui reste plus que quelques années à vivre, Tomatis redouble le forcing sur le front théorique et met au clair ses idées hérétiques sur la nature de l’oreille humaine. Selon lui, à partir du tympan, le son se communique par conduction osseuse jusqu’à la cochlée. Le rôle des trois osselets, des muscles qui les actionnent et des fluides internes consiste non pas à transmettre le son, mais au contraire à l’amortir, à le réguler, afin d’adapter l’audition à l’environnement acoustique et aux besoins inconscients du cerveau. Ce qui explique les blocages auditifs d’origine psychologique et l’effet de la rééducation électronique. Autre hérésie tomatisienne : le vestibule fait bien plus qu’assurer le sens de l’équilibre, il exerce un contrôle sur l’ensemble du corps – les membres, les organes, les muscles, la peau. D’où l’inscription des ma-ladies et des particularités physiques sur la courbe d’audition, et l’effet en retour d’une rééducation auditive sur tout le corps. Aujourd’hui, des centres Tomatis en Italie traitent la scoliose sous oreille électronique.

13) Enfin, troisième hérésie

Enfin, troisième hérésie : la détection des sons ne constituerait qu’une des fonctions de l’oreille. L’autre fonction, tout aussi importante, assurerait la recharge du cerveau en potentiel électrique ! Tomatis s’appuie sur les travaux de neurologues canadiens qui ont étudié les privations sensorielles : un cerveau a besoin de stimulations, trois milliards d’impulsions par seconde pendant au moins quatre heures et demie par jour… Selon Tomatis, les neuf dixièmes de ces stimulations viennent de l’oreille, et plus précisément des sons aigus, puisque, dans la cochlée, quelques centaines de cellules ciliées captent les sons graves, et plusieurs dizaines de milliers les aigus. Bref, l’oreille serait beaucoup plus que ce qu’on croit : non seulement un organe sensoriel, mais un « intégrateur » du corps et une dynamo du cerveau ! En fait, Tomatis s’est tellement enthousiasmé pour son sujet qu’il en a fait l’alpha et l’oméga de la condition humaine : tout ce que nous sommes, nous le devons à l’oreille, ou plutôt à l’Ecoute, la grande force inductrice qui pilote l’évolution des espèces pour en faire des capteurs de plus en plus subtils et perfectionnés, des antennes à l’écoute de l’univers. Ainsi, c’est l’oreille qui déclenche l’élaboration du système nerveux, depuis le poil du flagellé jusqu’à notre cerveau sculpté par et pour le langage. Et c’est pour mieux entendre que nous nous tenons debout, les ajouts successifs dans l’oreille interne poussent peu à peu les espèces vers la verticalité. Et ce qui nous attend… Tomatis s’avoue, effrontément, mystique quand il évoque l’avenir lointain, une Ecoute qui s’étendrait jusqu’aux confins de l’univers et jusqu’au Verbe divin. L’oreille toute puissante naît dans la nuit des temps, mais aussi dans la « nuit utérine ». Et voici un autre pan de ses recherches. Vers 1955, Tomatis est le premier, et pendant longtemps le seul, à soutenir une hypothèse aujourd’hui indiscutable : dans le ventre de la mère, le fœtus écoute. Les indices: l’oreille est le premier organe sensoriel à apparaître dans la genèse de l’embryon, dès les premières semaines de la grossesse. Et le seul à se retrouver complet et en état de marche bien avant l’accouchement, au bout de quatre mois et demi environ. Autres pistes : des oiseaux couvés par une femelle d’une autre espèce adoptent dès leur naissance le chant de leur mère couveuse, et des nouveau-nés humains sont capables de distinguer, dans les secondes qui suivent l’accouchement, la voix de leur mère de celle de toute autre femme.

14) les bruits intra-utérins

Le travail de Tomatis: d’abord, enregistrer les bruits intra-utérins avec des micros appliqués sur le ventre des femmes enceintes. Ça donne une bande sonore plutôt dantesque : il y a le martèlement de la pompe cardiaque, le ressac de la respiration, les grondements de la digestion, les gargouillements des liquides internes, et tous les frottements provoqués par les mouvements de la mère : un grand orchestre viscéral !

Est-ce vraiment tout ce que le fœtus entend? Non, explique Tomatis. Car il y a un retournement imprévu. Ces bruits sont trop agressifs, trop envahissants. Si le fœtus les écoutait vraiment, il serait assourdi en permanence. Son oreille a donc coupé la partie trop encombrée de la bande passante, et perçoit surtout les sons aigus, au-dessus de 1 000 hertz. Et qu’entend-t-il ? Avant tout, la voix de sa mère ! Elle lui parvient par conduction osseuse, à travers la colonne vertébrale, pour s’amplifier dans la caisse de résonance formée par le bassin. Ce murmure suraigu est en fait notre « bain sonique » prénatal, celui dont nous garderons à jamais le souvenir, enfoui, inconscient, mais indélébile… La première démonstration a lieu par hasard. Tomatis fait entendre à un ami sa reconstitution d’un « accouchement sonique », le passage de l’audition liquidienne, intra-utérine, à l’audition aérienne. L’ami a une petite fille de neuf ans, elle assiste à la séance. Et soudain, elle s’écrie : « Je vois deux anges blancs ! Et je vois ma-man ! ». Ahurissement général. On lui demande d’en dire plus, elle s’étend dans la position de l’accouchée, les jambes écartées : « Comme ça… » Quelques semaines plus tard, Tomatis reçoit Françoise Dolto. Elle a entendu parler de l’accouchement sonique et veut l’essayer sur un de ses patients, un schizophrène de 11 ans, qui, d’après elle, «n’a pas encore accouché ». Tomatis raconte : «C’était un enfant infernal, irascible, sans cesse agité, ne tenant pas en place et cassant tout sur son passage. Sitôt le bouton start enfoncé, il s’arrêta net, puis se dirigea tranquillement vers la porte et éteignit la lumière. «Nous le vîmes glisser devant nous, venir s’asseoir sur les genoux de sa mère, lui prendre le bras, s’en entourer et retrouver la position fœtale. »

15) L’accouchement sonique

L’accouchement sonique a lieu la semaine suivante.

«Je m’occupai de la descente vers l’accouchement sonique. Les filtres devenaient moins puissants, laissant passer davantage de sons graves. Le garçon se met alors à babiller, comme le ferait un nourrisson. La bande terminée, il se lève, se dirige vers l’interrupteur, rallume, et retourne auprès de sa mère. C’était l’hiver. Elle avait gardé sur elle son manteau qu’elle s’était contentée de dégrafer. L’enfant le reboutonna. » Pour Dolto, le symbole est clair. L’enfant a enfin quitté sa mère, il a fermé l’orifice. Mais, un peu plus tard, il fait une rechute et tente de se blesser en se griffant le visage. Dolto en conclut que la technique est trop violente et imprévisible, et préfère en rester là. Tomatis, lui, persiste. Il est sans doute allé trop vite, il faut raffiner la méthode. En tout cas, avec la voix de la mère filtrée, Tomatis dispose d’un nouvel outil de thérapie et d’expérimentation. Je suis allé écouter le résultat au centre Tomatis de Paris, où l’on croise pas mal d’enfants très atteints – du tout petit mouflet complètement zombie à la grande fille bébête qui braille ou pouffe de rire. Dans la salle des magnétophones, un technicien m’a tendu un casque et j’ai entendu… Canal Plus en crypté!… Honnêtement, c’est la meilleure comparaison qui me vienne à l’esprit. Strictement rien à voir avec une voix humaine, plutôt un crissement électronique suraigu. Un vilain bruit, croyez-moi. Puis la blouse blanche m’emmène dans la petite salle pour enfants, jonchée de coussins et de joujoux. Il y a là quatre marmots, le casque sur la tête, un cinquième vient d’arriver, l’air très agité, on lui passe la bande que je viens d’entendre. Il chausse le casque, et d’un seul coup il fond en larmes ! A côté, un autre dodeline la tête en fredonnant « ma-ma, ma-ma ». Impressionnant. Jean-Pierre Lentin

16) J’ai suivi pendant deux mois

J’ai suivi pendant deux mois la « cure Tomatis » Par l’oreille, on traite aussi toutes sortes de problèmes psychologiques. Je suis donc arrivé avec mes petites névroses, et j’ai chaussé les écouteurs…

17) Le centre Tomatis de Paris

Le centre Tomatis de Paris : face au parc Monceau, un immense appartement aux plafonds lambrissés, transformé en labyrinthe. Cabines, boxes, bureaux, salles des machines, montagnes de magnétophones… Pour moi, tout commence dans une cabine minuscule, pour mon « test d’écoute ». Je lève la main dis que j’entends les sons électroniques qu’on m’envoie, dans des écouteurs puis des « vibreurs » posés sur le front et derrière l’oreille. Enfin, un appareil analyse le spectre sonore de ma voix. « Suivez-moi, le Professeur va vous recevoir. » Une blouse rose m’introduit dans une grande pièce presque vide : deux sculptures, une corbeille de fleurs, un bureau de plastique noir et rien dessus, sauf les résultats de mon test. Et derrière, raide comme la Justice, chauve comme un œuf, Alfred Tomatis. Souriant, mince, en tunique i col rond, il est loin de faire ses 70 ans. Quant à ses oreilles, elles sont franchement hors normes – deux petits choux-fleurs décollés ! « Vous avez une très bonne oreille droite, une oreille de musicien, de linguiste ou de psychologue. L’ennui, c’est que vous ne vous en servez pas I Vous faites tout passer par l’oreille gauche, ce qui vous pompe votre énergie, parce que le circuit neuronal est plus long. Le blocage date de l’enfance, il vous Isole et assourdit la communication. Bon, on va vous remettre tout ça d’aplomb. Vous verrez, vous aurez des capacités de concentration colossales ! » Prochain rendez-vous après les séances. J’ai trente heures à passer sous « l’Oreille électronique ».

18) Le Premier jour

Premier jour. Un ordinateur sort le programme des séances. « On vous conseille de ne pas lire ou écrire, me dit l’hôtesse. Vous trouverez des puzzles et des crayons de couleurs. Vous pouvez aussi ne rien faire et même dormir : le travail de l’oreille se fait quand même. Si vous ressentez un malaise ou une nausée, arrêtez cinq minutes. » Nous sommes une dizaine dans la salle, chacun sous un casque noir augmenté d’un vibreur plat sur le haut du crâne. Vieux messieurs dignes, ménagères avec leur tricot, étudiants boutonneux… Personne ne me jette un regard. La musique – du Mozart – démarre dans les écouteurs. Le son file vers l’aigu, puis bouge de gauche à droite ; retour à la normale, et ça recommence. Devant moi, sur la tablette, des feuilles blanches et des crayons. Si j’essayais de gribouiller î Deux heures plus tard, dans la rue, je me tâte mentalement Je me sens léger, un peu groggy. Tiens, je n’ai pas eu envie de fumer.

19) Deuxième jour

Deuxième jour. Cette fois, du Mozart si aigu que ça ne ressemble plus à de la musique. On dirait le ressac d’un océan sur une infinité de gravillons, ou un essaim de criquets au fond de mon crâne. C’est assez laid, mais agréablement chatouilleur.

20) Troisième jour

Troisième jour. Je suis surpris par les drôles de formes que dessinent les crayons, comme de leur propre gré. Des paysages, des animaux, des visages, beaucoup d’images aquatiques. Quatrième jour. J’ai plutôt la pêche depuis quelques jours, je me réveille plus tôt, l’esprit clair, je picole et je fume moins.

21) Huitième jour

Huitième jour. Maintenant, il y a aussi des «lectures». Casque sur la tête, devant un micro, je lis et j’entends ma voix déformée par les filtrages. Neuvième jour. En cinq dessins, j’ai représenté, sans m’en rendre compte, un parcours qui ressemble diablement à un accouchement.

22) Dixième jour

Dixième jour. J’ai moins la forme. Je commence à accuser la fatigue de tous ces déplacements qui s’ajoutent aux journées de boulot. Douzième jour. Grogne et déprime ! Les dessins changent de style : finis l’eau et les arcs-en-ciel, les formes explosent, hérissées de pointes, de piquants, de crocs…

23) Quinzième jour

Quinzième jour. Ouf ! Terminé ! Une seule envie: dormir…

Nouveau test d’écoute. Une « psycho-phonologue » en blouse verte me montre les graphiques : les courbes des deux oreilles sont devenues à peu près semblables et leur pente est plus régulière. Néanmoins, Blouse Verte n’a pas l’air satisfait. Moi non plus. « A ce stade il y a beaucoup de tension, de la fatigue, une tendance à la dépression. C’est normal. Il faut laisser reposer pendant quatre semaines environ, puis refaire une quinzaine d’heures. » Un mois plus tard, j’ai repris les séances, et retrouvé une euphorie douce. Mais au bout de quelques jours ça se gâte, j’ai des crises d’angoisse ou de fureur. J’arrête une semaine, je recommence, et tout se calme. Les derniers jours, je m’ennuie : plus envie de dessiner, plus d’inspiration, j’ai l’impression d’avoir achevé le voyage. Le résultat ? Positif, même si ce n’est pas la potion magique et les « capacités colossales » prédites par Tomatis. Quelque chose a bougé dans ma tête. Je me suis remis au piano, je me laisse moins abattre par les emmerdements et j’ouvre beaucoup plus ma gueule – pour le meilleur et pour le pire… Cela dit, il faut avoir les moyens : le programme que j’ai suivi coûte dans les 7 000 francs !

24) Dernier rendez-vous

Dernier rendez-vous avec Tomatis. Nous déjeunons ensemble, au centre, dans ses appartements privés. Pour tout repas, il avale deux pommes. Ce type est une réclame vivante pour sa méthode : il dort quatre heures par nuit, travaille et voyage toute l’année sans jamais s’arrêter, et sa bonne humeur perpétuelle m’estomaque. Il regarde mes tests et mes dessins. « On retrouve les mêmes symboles chez tous mes patients. L’araignée, l’insecte, vous savez qui c’est ? C’est maman. Les images solaires sont des appels au père. Là, des souvenirs intra-utérins. Et ici le parcours de l’énergie a travers les chakras – tout le monde dessine des chakras, même ceux qui n’ont jamais entendu parier de l’Inde. On va voir apparaître le thème de l’œil, celui de l’eau, de l’envol… Et juste après vous avez dessiné, sans le savoir, l’oreille interne ! «En fait, c’est un raccourci de ce que vous auriez fait en psychanalyse pendant des années. Mais ça va plus vite, et vous le faites sans dépendre d’un thérapeute. » J.-P.L.

Shmuel Haggaï 01 01 2018

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